Un article de synthèse sur la Marche "Jan Satyagraha", qui reprend le contenu du blog sur un ton plus journalistique.
Peut-être
tout simplement la plus grande marche militante jamais organisée
dans le monde. Déjà un défi, déjà une expérience forte. Mais
quand, en plus, celle-ci atteint son objectif et pousse le
gouvernement indien à engager une réforme des terres, voilà de
quoi redonner de l'énergie au mouvement social mondial… Au pays de
la non-violence, l'esprit de Gandhi est encore bien vivant.
C'était
en octobre à Gwalior, en Inde. Le mouvement Ekta Parishad, qui
rassemble des centaines d'organisations paysannes dans tout le pays,
lançait la Jan Satyagraha, "la Force de Vérité", une
marche pour la dignité et la justice directement inspirée de la
philosophie de Gandhi.
L'enjeu
: lutter contre l'"accaparement des terres", ce phénomène
désormais mondialement connu d'expulsion de populations rurales de
leurs terres par des multinationales, avec la complicité des
gouvernements, sous couvert de projets de "développement".
Développement de quoi ? De monocultures gigantesques, de
barrages électriques, de l'exploitation forestière. Résultat : des
populations paysannes ou tribales se trouvent expulsées de leurs
terres ancestrales, manu militari le cas échéant. 60 millions
d'Indiens ainsi chassés. Par exemple 6 millions de déplacés, et 2
millions encore à venir rien que dans le Jharkhand, cet État encore
couvert de forêts il y a quelques décennies, et habité par
plusieurs peuples nomades vivant traditionnellement de chasse et de
cueillette, les Adivasis. Dans ce même État, 25 000 hectares
de terres agricoles y sont mobilisés pour l'exploitation de minerais
de charbon, d'or ou d'uranium (Areva est là-bas), et 20 000 ha
pour la construction de barrages électriques. Quand les entreprises
ont suffisamment épuisé les ressources, elles laissent derrière
elles d'immenses terrains vagues et une terre au mieux épuisée, au
pire complètement polluée. Les organisations de la société civile
membres du réseau Ekta Parishad accompagnent ces populations sur des
projets concrets de survie, mais aussi en les aidant à s'organiser
et se former sur leurs droits. Et à se mobiliser, comme pour la
Marche Jan Satyagraha.
La réforme en marche
Cette
marche, cela faisait plus de deux ans qu'elle se préparait. En 2007,
les 25 000 marcheurs de Janadesh avait poussé le gouvernement à
quelques engagements, restés pour la plupart lettre morte. Il
fallait relancer la pression. Pendant un an, le leader d'Ekta
Parishad, Rajagopal PV, et ses équipes ont tourné dans toute l'Inde
pour mobiliser les paysans sans terre, les dalits ("intouchables")
et autres populations marginalisées. Le jour du lancement de la
Marche, le 2 octobre, 50 000 personnes étaient ainsi réunies de
tout le sous-continent indien. Les négociations entre Ekta Parishad
et le gouvernement ont repris fortement juste avant. C'est que 100
000 personnes marginalisées qui débarquent à Delhi, cela peut
faire peur à un gouvernement central politiquement affaibli. Le jour
du meeting, la déclaration du Ministre du développement rural
présent est très attendue.
Rassemblement d'ouverture de la Marche le 1er octobre |
Mais
ses promesses vagues sonnent creux et l'atmosphère devient houleuse,
le mécontentement et l'incompréhension soulèvent la foule. Les
représentants d'Ekta Parishad se réunissent alors sur la tribune -
tous micros branchés ! - pour délibérer ouvertement de la décision
à prendre. C'est l'unanimité pour que la Marche ait bien lieu, dès
le lendemain, pour demander des engagements plus concrets au
gouvernement. Et ce malgré de graves problèmes de vivres pour
nourrir tous les marcheurs pendant un mois.
C'est
pour cela que, le 2 octobre, seuls 35 000 personnes environ partent
vers Delhi. Les autres doivent rentrer travailler, mais reviendront
pour le final à Delhi. La Jan Satyagraha est constituée de groupes
de différentes régions, marcheurs et marcheuses alignés en trois
colonnes, drapeaux à la main et sacs sur la tête. Des enfants
aussi, certains tout petits. Le ton est déterminé et discipliné,
ponctué de slogans sur le droit à la terre ou à l'eau, de musique
et de chants répétés les jours précédents. Certains costumes
traditionnels, des déguisements théâtraux sur le thème de leurs
revendications, ou tout simplement leur habit de tous les jours,
parfois juste un dhotî (pagne) autour des hanches comme Gandhi. Les
étapes font entre 15 et 25 km, traversant la campagne ainsi que
quelques villages où les écoliers et les gens accueillent les
marcheurs avec des applaudissements, des colliers et des jets de
pétales de fleurs jaunes et orange. A la fin des étapes, chaque
groupe rejoint son camion de ravitaillement et s'installe autour ; le
repas du jour est déjà prêt, des nans par centaines sur des
nappes, des marmites de riz et de pommes de terre d'un mètre de
diamètre. Les paysans dorment chaque nuit sur la route à même le
sol.
Pendant
la Marche, les négociations continuent. Des députés fédéraux
appuient les "Satyagrahis". Et le 11 octobre, ça y est, un
accord est signé entre les marcheurs et le gouvernement, représenté
par le Ministre du développement rural, Jairam Ramesh. Le
gouvernement fédéral s'engage à plancher sur une politique de
réformes agraires et à faire pression auprès des gouvernements
locaux - l'allocation de terres étant leur prérogative - pour
permettre aux populations marginalisées à rester sur leurs terres,
ou à en obtenir de nouvelles pour y travailler. Et pour y vivre !
Car l'une des clauses centrales, et nouvelles, de l'engagement
consiste à inclure le droit au logement pour chaque famille pauvre
et sans terre. Concrètement, cela se traduira par l'établissement
de l'ébauche d'une feuille de route dans les 6 prochains mois,
l'adoption d'une provision légale pour fournir des terres arables
aux sans-terre et des terres habitables aux sans-abri. L'accord fait
aussi mention de mécanismes d'application comme les tribunaux de
procédure accélérée, avec un agenda précis.
Mais
Ekta Parishad n'est pas naïf. Au contraire, fort de l'expérience de
la Janadesh en 2008 dont le peu de promesses obtenues n'avait pas
vraiment été tenues, le mouvement reste vigilant, à tel point
qu'il lance dans la foulée de la signature de l'accord un appel à
soutien international pour signifier au gouvernement que les
"invisibles" ne le lâcheront pas d'une semelle, et que
l'œil de la conscience citoyenne veille, partout dans le monde.
Certains des paysans se sont mobilisés pour participer à cette marche, outre pour la défense de leurs droits, aussi pour le repas quotidien qu'ils sont sûrs d'avoir ici |
Marcher pour rester debout
Beaucoup
de paramètres expliquent ainsi la réussite de cette Marche.
L'expérience et l'organisation d'Ekta Parishad, le travail de
terrain quotidien de ses membres, ses capacités de mobilisation de
la base et de négociation en hauts lieux, ainsi que le charisme et
la notoriété de son leader Rajagopal PV. Ce dernier souligne aussi
le rôle du soutien international des réseaux paysans et de
solidarité internationale. D'autre part, Ekta Parishad a bénéficié
d'un contexte politique défavorable au gouvernement. Ironie de
l'Histoire, c'est bien le Parti du Congrès qui est au pouvoir,
celui-là même qui a obtenu l'indépendance de l'Inde avec Nehru et
le Mahatma Gandhi lui-même, grâce à d'autres marches et actions
non violentes. Aujourd'hui ce parti socio-démocrate est bien intégré
au capitalisme mondial et notoirement corrompu, et son principal
opposant, le BJP, fait monter les pressions fondamentalistes hindoues
dans tout le pays. Une fragilité qui explique le sursaut du
gouvernement face à la pression des marcheurs, lesquels constituent
un réservoir de voix non négligeable pour les prochaines élections.
Pour
Ekta Parishad et les organisations indiennes paysannes et de
protection des sans-droits, ce n'est que le début de la bataille sur
cette réforme. S'initie un cycle de travail qu'ils veulent rythmé,
auquel ils sont directement associés. Le réseau est très bien
structuré et formé politiquement, on peut imaginer que d'autres
marches, plus locales, continueront à avoir lieu pour accélérer le
processus, et que des soulèvements populaires spontanés
continueront tant que la situation concrète de ces populations ne
s'améliorera pas. C'est donc dans l'intérêt des autorités de
faire avancer cette réforme, même si de grandes questions agricoles
ne sont pas intégrées aux discussions, comme la pertinence des
grands projets industriels ou le monopole des multinationales
agroindustrielles, dont Monsanto, qui continuent, pendant ce
temps-là, à pousser au suicide les paysans.1
Mais
ce type de manifestation non violente n'est pas seulement un moyen de
pression par le nombre, pas seulement une action militante, pas
seulement un défi lancé au gouvernement. Car dans l'esprit de
Gandhi, l'action elle-même a autant d'importance que le but à
atteindre, la Justice doit être dans les deux. Ainsi, la Marche est
aussi une façon tout simplement de mettre des populations opprimées
debout. Il faut prendre la mesure de la vulnérabilité de ces gens
analphabètes et soumis aux discriminations sociales et aux rouleaux
compresseurs des projets du gouvernement fédéral, des États ou des
multinationales. C'est dans ce sens qu'un des leaders d'Ekta Parishad
expliquait pendant la Marche : "les marcheurs ne peuvent pas
perdre". Indépendamment de son aboutissement politique, Jan
Satyagraha a été un événement marquant pour ces gens qui ont pu
exprimer leurs revendications, sentir qu'ils sont nombreux et soudés.
Bref, aussi une opération d'éducation et de formation citoyenne et
politique qui ne peut que les aider à s'émanciper de leur
condition, traditionnellement acceptée comme leur "karma".
Quelle que soit la suite, la "Force de la Vérité" sera
toujours une étape de plus pour que l'Inde avance vers plus de
démocratie effective dans la dignité de tous.
Jai Jagat ! |
Magali Audion. Blog :
http://rexistance-inde.blogspot.com
Bravo pour les informations, voilà donc une très bonne lecture. Circuit au Rajasthan
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