lundi 31 décembre 2012

Une Marche… qui marche !


Un article de synthèse sur la Marche "Jan Satyagraha", qui reprend le contenu du blog sur un ton plus journalistique.

Peut-être tout simplement la plus grande marche militante jamais organisée dans le monde. Déjà un défi, déjà une expérience forte. Mais quand, en plus, celle-ci atteint son objectif et pousse le gouvernement indien à engager une réforme des terres, voilà de quoi redonner de l'énergie au mouvement social mondial… Au pays de la non-violence, l'esprit de Gandhi est encore bien vivant.



C'était en octobre à Gwalior, en Inde. Le mouvement Ekta Parishad, qui rassemble des centaines d'organisations paysannes dans tout le pays, lançait la Jan Satyagraha, "la Force de Vérité", une marche pour la dignité et la justice directement inspirée de la philosophie de Gandhi.

L'enjeu : lutter contre l'"accaparement des terres", ce phénomène désormais mondialement connu d'expulsion de populations rurales de leurs terres par des multinationales, avec la complicité des gouvernements, sous couvert de projets de "développement". Développement de quoi ? De monocultures gigantesques, de barrages électriques, de l'exploitation forestière. Résultat : des populations paysannes ou tribales se trouvent expulsées de leurs terres ancestrales, manu militari le cas échéant. 60 millions d'Indiens ainsi chassés. Par exemple 6 millions de déplacés, et 2 millions encore à venir rien que dans le Jharkhand, cet État encore couvert de forêts il y a quelques décennies, et habité par plusieurs peuples nomades vivant traditionnellement de chasse et de cueillette, les Adivasis. Dans ce même État, 25 000 hectares de terres agricoles y sont mobilisés pour l'exploitation de minerais de charbon, d'or ou d'uranium (Areva est là-bas), et 20 000 ha pour la construction de barrages électriques. Quand les entreprises ont suffisamment épuisé les ressources, elles laissent derrière elles d'immenses terrains vagues et une terre au mieux épuisée, au pire complètement polluée. Les organisations de la société civile membres du réseau Ekta Parishad accompagnent ces populations sur des projets concrets de survie, mais aussi en les aidant à s'organiser et se former sur leurs droits. Et à se mobiliser, comme pour la Marche Jan Satyagraha.


La réforme en marche



Cette marche, cela faisait plus de deux ans qu'elle se préparait. En 2007, les 25 000 marcheurs de Janadesh avait poussé le gouvernement à quelques engagements, restés pour la plupart lettre morte. Il fallait relancer la pression. Pendant un an, le leader d'Ekta Parishad, Rajagopal PV, et ses équipes ont tourné dans toute l'Inde pour mobiliser les paysans sans terre, les dalits ("intouchables") et autres populations marginalisées. Le jour du lancement de la Marche, le 2 octobre, 50 000 personnes étaient ainsi réunies de tout le sous-continent indien. Les négociations entre Ekta Parishad et le gouvernement ont repris fortement juste avant. C'est que 100 000 personnes marginalisées qui débarquent à Delhi, cela peut faire peur à un gouvernement central politiquement affaibli. Le jour du meeting, la déclaration du Ministre du développement rural présent est très attendue.



Rassemblement d'ouverture de la Marche le 1er octobre



Mais ses promesses vagues sonnent creux et l'atmosphère devient houleuse, le mécontentement et l'incompréhension soulèvent la foule. Les représentants d'Ekta Parishad se réunissent alors sur la tribune - tous micros branchés ! - pour délibérer ouvertement de la décision à prendre. C'est l'unanimité pour que la Marche ait bien lieu, dès le lendemain, pour demander des engagements plus concrets au gouvernement. Et ce malgré de graves problèmes de vivres pour nourrir tous les marcheurs pendant un mois.

C'est pour cela que, le 2 octobre, seuls 35 000 personnes environ partent vers Delhi. Les autres doivent rentrer travailler, mais reviendront pour le final à Delhi. La Jan Satyagraha est constituée de groupes de différentes régions, marcheurs et marcheuses alignés en trois colonnes, drapeaux à la main et sacs sur la tête. Des enfants aussi, certains tout petits. Le ton est déterminé et discipliné, ponctué de slogans sur le droit à la terre ou à l'eau, de musique et de chants répétés les jours précédents. Certains costumes traditionnels, des déguisements théâtraux sur le thème de leurs revendications, ou tout simplement leur habit de tous les jours, parfois juste un dhotî (pagne) autour des hanches comme Gandhi. Les étapes font entre 15 et 25 km, traversant la campagne ainsi que quelques villages où les écoliers et les gens accueillent les marcheurs avec des applaudissements, des colliers et des jets de pétales de fleurs jaunes et orange. A la fin des étapes, chaque groupe rejoint son camion de ravitaillement et s'installe autour ; le repas du jour est déjà prêt, des nans par centaines sur des nappes, des marmites de riz et de pommes de terre d'un mètre de diamètre. Les paysans dorment chaque nuit sur la route à même le sol.

Pendant la Marche, les négociations continuent. Des députés fédéraux appuient les "Satyagrahis". Et le 11 octobre, ça y est, un accord est signé entre les marcheurs et le gouvernement, représenté par le Ministre du développement rural, Jairam Ramesh. Le gouvernement fédéral s'engage à plancher sur une politique de réformes agraires et à faire pression auprès des gouvernements locaux - l'allocation de terres étant leur prérogative - pour permettre aux populations marginalisées à rester sur leurs terres, ou à en obtenir de nouvelles pour y travailler. Et pour y vivre ! Car l'une des clauses centrales, et nouvelles, de l'engagement consiste à inclure le droit au logement pour chaque famille pauvre et sans terre. Concrètement, cela se traduira par l'établissement de l'ébauche d'une feuille de route dans les 6 prochains mois, l'adoption d'une provision légale pour fournir des terres arables aux sans-terre et des terres habitables aux sans-abri. L'accord fait aussi mention de mécanismes d'application comme les tribunaux de procédure accélérée, avec un agenda précis.

Mais Ekta Parishad n'est pas naïf. Au contraire, fort de l'expérience de la Janadesh en 2008 dont le peu de promesses obtenues n'avait pas vraiment été tenues, le mouvement reste vigilant, à tel point qu'il lance dans la foulée de la signature de l'accord un appel à soutien international pour signifier au gouvernement que les "invisibles" ne le lâcheront pas d'une semelle, et que l'œil de la conscience citoyenne veille, partout dans le monde. 

Certains des paysans se sont mobilisés pour participer à cette marche, outre pour la défense de leurs droits, aussi pour le repas quotidien qu'ils sont sûrs d'avoir ici




Marcher pour rester debout


Beaucoup de paramètres expliquent ainsi la réussite de cette Marche. L'expérience et l'organisation d'Ekta Parishad, le travail de terrain quotidien de ses membres, ses capacités de mobilisation de la base et de négociation en hauts lieux, ainsi que le charisme et la notoriété de son leader Rajagopal PV. Ce dernier souligne aussi le rôle du soutien international des réseaux paysans et de solidarité internationale. D'autre part, Ekta Parishad a bénéficié d'un contexte politique défavorable au gouvernement. Ironie de l'Histoire, c'est bien le Parti du Congrès qui est au pouvoir, celui-là même qui a obtenu l'indépendance de l'Inde avec Nehru et le Mahatma Gandhi lui-même, grâce à d'autres marches et actions non violentes. Aujourd'hui ce parti socio-démocrate est bien intégré au capitalisme mondial et notoirement corrompu, et son principal opposant, le BJP, fait monter les pressions fondamentalistes hindoues dans tout le pays. Une fragilité qui explique le sursaut du gouvernement face à la pression des marcheurs, lesquels constituent un réservoir de voix non négligeable pour les prochaines élections.

Pour Ekta Parishad et les organisations indiennes paysannes et de protection des sans-droits, ce n'est que le début de la bataille sur cette réforme. S'initie un cycle de travail qu'ils veulent rythmé, auquel ils sont directement associés. Le réseau est très bien structuré et formé politiquement, on peut imaginer que d'autres marches, plus locales, continueront à avoir lieu pour accélérer le processus, et que des soulèvements populaires spontanés continueront tant que la situation concrète de ces populations ne s'améliorera pas. C'est donc dans l'intérêt des autorités de faire avancer cette réforme, même si de grandes questions agricoles ne sont pas intégrées aux discussions, comme la pertinence des grands projets industriels ou le monopole des multinationales agroindustrielles, dont Monsanto, qui continuent, pendant ce temps-là, à pousser au suicide les paysans.1



Mais ce type de manifestation non violente n'est pas seulement un moyen de pression par le nombre, pas seulement une action militante, pas seulement un défi lancé au gouvernement. Car dans l'esprit de Gandhi, l'action elle-même a autant d'importance que le but à atteindre, la Justice doit être dans les deux. Ainsi, la Marche est aussi une façon tout simplement de mettre des populations opprimées debout. Il faut prendre la mesure de la vulnérabilité de ces gens analphabètes et soumis aux discriminations sociales et aux rouleaux compresseurs des projets du gouvernement fédéral, des États ou des multinationales. C'est dans ce sens qu'un des leaders d'Ekta Parishad expliquait pendant la Marche : "les marcheurs ne peuvent pas perdre". Indépendamment de son aboutissement politique, Jan Satyagraha a été un événement marquant pour ces gens qui ont pu exprimer leurs revendications, sentir qu'ils sont nombreux et soudés. Bref, aussi une opération d'éducation et de formation citoyenne et politique qui ne peut que les aider à s'émanciper de leur condition, traditionnellement acceptée comme leur "karma". Quelle que soit la suite, la "Force de la Vérité" sera toujours une étape de plus pour que l'Inde avance vers plus de démocratie effective dans la dignité de tous.

Jai Jagat !


Magali Audion. Blog : http://rexistance-inde.blogspot.com

1 Cf. article "Inde : La cata du coton OGM au Maharashtra…" sur Mediapart.

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