Après
quelques jours paisibles à Bodhgaya, nous quittons l’État du
Bihar pour celui du Jharkhand plus au Sud. Dans le train, nous n'avons
pas de places réservées ; un Indien m'invite gentiment à partager
sa banquette en hauteur et engage la conversation.
Il
est pasteur, converti de l'hindouisme au christianisme et m'explique
que la plupart des gens dans ce wagon reviennent comme lui d'une
grande rencontre de jeunesses chrétiennes à Delhi. Il déplore que
les hindous sont idolâtres et superstitieux et qu'il y a encore des
endroits où les veuves sont brûlées sur le bûcher de leur mari.
Il me parle du fondamentalisme hindou qui menace les minorités
religieuses comme les chrétiens et les musulmans, mais que sinon les
gens s'entendent bien entre fidèles de différentes religions. Louis
m'expliquera plus tard qu'en Inde, les Chrétiens sont soit des
classes sociales aisées héritières de la coopération avec les
Britanniques, soit des populations très pauvres, comme les adivasis
(peuples autochtones des forêts) qui, en étant obligés de rentrer
dans le système officiel indien, ont dû choisir une « vraie »
religion (l'animisme n'étant pas reconnu). Le christianisme est pour
eux la religion la moins contraignante sur le plan social (pas de
caste) et alimentaire (permission de manger de la vache et du porc
notamment).
En
arrivant à la gare de Parasnath, nous sentons tout de suite que le
lieu ne reçoit pas beaucoup de voyageurs étrangers. On nous
dévisage et on nous demande si nous sommes « jaïns ». En effet, ici, c'est un lieu de pèlerinage important des adeptes
du jaïnisme. Leur lieu saint est en haut d'une montagne que nous
allons gravir avec eux. L'occasion de vous parler, après
l'hindouisme et le bouddhisme, d'une autre religion de l'Inde, très
particulière.
Apparue
comme le bouddhisme en réaction aux excès ritualistes de
l'hindouisme, au 6e siècle avant JC, les jaïns ont développé une
religion propre dont la pierre angulaire éthique est l'ahimsa, la
non-violence. Celle-là même que reprendra Gandhi en élargissant
son concept à l'action politique. Le principe de non-violence des
jaïns en fait une religion très respectée des autres Indiens. Il
s'associe à une recherche de pureté intérieure (combat contre
soi-même, attention aux autres) et extérieure (propreté) assez
jusqu'au-boutiste. Ainsi par exemple, les jaïns sont
hyper-végétariens et leur souci de ne tuer aucun animal, y compris
les insectes, va jusqu'à écarter de leur alimentation les légumes
poussant sous terre, afin de ne pas déranger la vie animale en les
arrachant. De même, ils ne mangent pas après le coucher du soleil
pour éviter d'avaler des insectes par mégarde. Leur souci de
l'hygiène est extrême, ce qui contraste fortement avec les
standards indiens. Cette recherche de pureté originelle va pour
certains orthodoxes jusqu'à vivre totalement nus et à balayer
constamment devant eux pour ne pas écraser d'êtres vivants en
marchant (on en a croisé un sur le bord de la route).
C'est
donc dans leur univers que nous arrivons avec nos gros sabots et gros
sacs à dos, afin de nous rendre aussi en haut de la montagne de
Parasnath, belle chaîne montagneuse boisée surmontée de plein de
petits temples blancs (la couleur des jaïns) en haut de chaque pic.
Joseph et moi partons à 3h du matin, au clair de la pleine lune,
pour arriver en haut à l'aube. La montagne est très boisée, mais
le chemin a été cimenté tout le long ; j'imagine notamment dans
l'objectif de ne pas marcher sur des bêbêtes (et tant pis s'il a
fallu pour cela étouffer sous le ciment une surface importante du
sol). Vite distanciée par Joseph, je marche dans le noir en croisant
régulièrement des pèlerins seuls ou en famille, de tous âges.
C'est à la lumière de la lune que je m'aperçois qu'ils font le
chemin pieds nus, mais certains préfèrent faire appel à des
porteurs, 2 ou 4 pour une personne, assise sur une chaise ou sur une
sorte de brancard. Quel boulot ! J'espère qu'ils sont
correctement payés au moins ! Des hommes se baissent sur le
chemin pour écarter de nos pas chaque ver de terre égaré.
Régulièrement, de petites cahutes de bois proposent de chaque côté
du chemin à boire ou à manger. Les hommes qui les tiennent se
réchauffent comme ils peuvent à la lueur de leur gaz. Je croise de
temps en temps des ombres accroupies, des porteurs en attente de
clients ou des mendiants. Tout cela dans une semi-obscurité, une
semi-fraîcheur et un semi-silence qui me transportent petit à petit
au-dessus du brouillard de poussière et de pollution de l'Inde des
villes.
C'est
à l'aube que j'arrive en haut du Parasnath, magnifique panorama de
verdure et de quiétude. Une auréole rouge-orangé m'entoure dans le
ciel à 360° ; j'arrive juste à temps pour voir le soleil se lever
entre deux pics. Et découvrir tout plein de temples blancs érigés
en haut de ces pics : c'est la deuxième étape du pèlerinage, 9
autres km, d'aller de l'un à l'autre, montant et descendant sur le
flanc de la montagne. Mais d'abord un petit tchaï brûlant pour
requinquer et réchauffer. Tous ces temples en marbre blanc se
ressemblent pas mal, ils renferment tous la trace de deux pieds qui
appartiendraient à un de leurs 23 « dieux » qui sont
plutôt en fait des sortes de prophètes (je n'en dirai pas plus sur
le panthéon jaïn ; je n'ai pas bien compris). Dans le Temple de
l'eau, nous faisons la rencontre inattendue du responsable du site
qui semble ravi de nous accueillir dans sa petite pièce pour nous
faire la conversation. Les jaïns, apprend-on, sont 0,1% de la
population indienne, mais représentent 25% des impôts de l'Inde. Le
grand industriel Tata, par exemple, est jaïn. Le comble du
dépaysement, c'est que c'est dans cet endroit insolite, dans une
petite pièce derrière un temple en haut d'une montagne, que nous
apprenons par ce Monsieur la catastrophe de l'ouragan Sandy aux
États-Unis. Avec les news BBC à la télé pour preuve !
Le
lendemain, nous restons sur place en bas de la montagne ; j'erre un
peu dans le village où j'échange un semblant de conversation avec
un petit groupe de villageois tout étonnés de comprendre que j'ai
aussi gravi la montagne. Je constate que je commence enfin à me
détendre sous les regards francs et curieux des gens qui ne voient pas
d'Occidentaux souvent et ne se gênent pas pour se planter devant toi, parfois en groupe, en t'observant des pieds à la tête. Une
curiosité si simple, qui n'essaye pas de se cacher artificiellement,
accompagnée d'un sourire tout aussi naturel et d'un regard aussi direct qu'il est sain. En Inde, et ici en particulier, on ne soupçonne
aucune moquerie derrière le sourire des gens, aucune arrière-pensée
commerciale ou séductrice. Juste de l'intérêt bienveillant pour
une rencontre. Quelque chose qui a sans doute quelque chose à voir aussi avec la
pureté recherchée par les jaïns.
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