Voici
quelques jours que nous sommes dans la ville extraordinaire de
Varanasi, autrement appelée Bénares, une des plus anciennes villes
du monde et la ville la plus sainte de l'hindouisme, traversée par
le Gange, sur le bord duquel des morts brûlent à longueur de temps.
Cela
ressemble un peu à l'omniprésence du religieux populaire dans les
bidonvilles de Mexico, où des chapelles dédiées à la Guadaloupe
se rencontrent à tout instant, bardées de fanfreluches, de lumières
clinquantes, de brillants en toc et d'images surannées. Comme pour
ne jamais pouvoir oublier la présence de l'Omniscient dans un
quotidien de douleurs. Plus encore ici, on croise partout des
sadhous, ces ascètes hirsutes à peine vêtus d'un pagne orange, et
surtout sur les bords du Gange. Ils aménagent des petits autels un
peu n'importe où, très entretenus, et vivent de l'aumône. Certains
récitent des textes ou des mantras. D'autres semblent ne jamais
quitter leur posture de méditation en tailleur (et, de fait,
certains ne la quittent vraiment jamais). En extase permanente,
parfois bien aidée il est vrai par les pipes de ganja. D'autres sont
étonnamment communicatifs, joyeux, voire taquins. L'un d'eux nous
interpelle en français à chaque fois qu'on le croise. Nous parlons
avec un sadhou de 28 ans seulement. Nous en croisons même un,
charmeur de serpent avec un cobra sortant d'un pot sur ses genoux
(oui oui comme dans les livres d'images). Brrr ! Mais celui-ci
n'est pas un vrai sadhou, plutôt un amuseur public qui a dû casser
les dents de son naja pour l'apprivoiser. Bref, il y a de tout dans
les sadhous, mais avec ces vœux communs de renoncement aux conforts
du monde, qui suscitent à la fois fascination, perplexité, envie et
scepticisme.
Le
Gange à tout faire
Et
le Gange, fleuve sacré où les pèlerins viennent pour un bain
rituel depuis les ghâts, ces quais de marches où se passent
tellement de choses. Tout confondu : bains des sadhous et autres
habitants de la ville, ablutions rituelles des pèlerins (qui boivent
l'eau sans problèmes), mais aussi des buffles. C'est bien sûr le
lavoir municipal, ce qui donne lieu à de belles expositions de
tissus étalés sur les quais (et ce sont surtout les hommes qui font
la lessive ici !). Lieu de jeux pour les enfants, au criquet par
exemple. Lieu de ventes de colliers le jour, de drogues en tous
genres la nuit (Varanasi est aussi un repère de hippies qui laissent
leurs traces artistiques un peu partout sur les murs). Les ghâts du
Gange sont aussi un lieu de balade pour nous et, évidemment, lieu de
cérémonies religieuses, comme la Puja chaque soir et chaque matin.
Un rituel du feu et de l'eau où de jeunes brahmanes manipulent
successivement de l'encens, du feu, des pétales de fleurs et des
palmes pour arroser d'eau. De petites bougies sont offertes au Gange
par les pèlerins, dans de petites écuelles en feuille ou en argile
avec des fleurs. On voit leurs étincelles suivre le flux du fleuve,
parmi les bateaux de pèlerins et touristes venus assister au
spectacle. Le Gange est aussi le lieu où sont jetées rituellement
les statues de la déesse Durga à la fin de son festival dédié,
peu importe qu'elles soient en argile ou en plastique, et tout un tas
d'objets symboliques avec. Mais le Gange est sacré et il nettoie
tout paraît-il, donc pourquoi s'en faire ?
La
Jérusalem hindoue
Varanasi
me fait penser à la vieille ville de Jérusalem. Cet éclectisme
religieux, avec des temples hindous aux divinités et influences
variées, mais aussi des temples bouddhistes, des mosquées et des
églises. Tout cela imbriqué au plus près dans des ruelles sans
âge, au milieu d'échoppes de souk qui font la vie de la ville. Ici
comme à Jérusalem, une présence policière importante pour des
tensions inter-communautaires parfois assez palpables. Le Golden
Temple est le lieu le plus sacré de l'hindouisme, qui préserve en
son sein le lingam qui a pu être sauvé au moment de l'invasion de
la ville par les Moghols qui ont supprimé de la ville toute trace
religieuse non musulmane. Par chance, nous pouvons y entrer :
Ne
pas chercher à comprendre, suivre le flot des pèlerins. Comme pour
accéder à la Mosquée Al Aqsa à Jérusalem, la ruelle d'accès est
filtrée par un checkpoint : aucun objet électronique ou
métallique, mais aucun objet en cuir non plus, n'est autorisé
(vaches sacrées). Nous rentrons et on me propose avec insistance
d'acheter une corbeille d'offrandes. Les fleurs sont belles, je la
prends. Une femme me demande par trois fois si je suis hindoue. Trois
fois, je lui dis non. L'accès au temple lui-même ne se fait pas sans
laisser les coordonnées complètes de notre passeport au second
checkpoint. Et la fouille s'il vous plaît. Il faut suivre une file
de pèlerins, hommes et femmes confondus, dans un petit circuit qui
nous fait passer devant plusieurs lingams ou statues de divinités
et sous des cloches que les gens sonnent en passant. Certains
récitent des mantras. OK ! je veux bien offrir les fleurs, par contre
pas possible pour moi de m'incliner devant une statue dont je ne sais
rien. Un policier me demande trois fois de venir, trois fois je lui
dis calmement non de la tête. Plus loin, un prêtre me trace un point
rouge sur le front et m'enroule un bracelet jaune et orange autour du
poignet.
Cela
me fait vraiment penser au Saint-Sépulcre à Jérusalem, lieu du
tombeau de Jésus, et je suppose que cela a aussi quelque chose de la
Kaaba à la Mecque. Ces lieux sont chacun des nœuds, des centres de
leurs religions. La même concentration de pèlerins avançant dans
le même sens les uns derrière les autres. Comme au creux d'un cœur,
là où la foi des pèlerins est offerte, purifiée, recyclée, là
où le rythme de la vie est donné. Pour nous, c'est assez
oppressant, surtout face à ce sacré hindou si hermétique.
La
ville du feu qui ne s'éteint jamais
Mais
Varanasi, c'est aussi le lieu où tous les hindous souhaitent mourir,
car s'ils meurent et sont incinérés ici, la « délivrance »
de leur âme leur est promise par la fin du cycle infernal des
réincarnations. Des gens amènent donc leurs vieillards mourir ici.
Les crémations ont lieu à ciel ouvert sur certains ghâts du Gange,
dont celui juste sous la terrasse de notre hôtel. Toute la journée
des corps sont brûlés au bois à même les marches, en présence
des familles, des passants et des vaches, chiens, singes et autres
animaux libres d'aller où ils veulent. Il faut slalomer entre ces
foyers pour continuer sa route. Après avoir trempé le corps dans le
Gange, le crâne des morts est frappé par le fils aîné pour
libérer son âme que le brasier emporte. 350kg de bois et 3h sont
nécessaires pour incinérer totalement le corps, avant que ses
cendres soient offertes au Gange. Et si la famille n'a pas assez
d'argent pour acheter autant de bois, les restes du corps seront
jetés aussi à l'eau. Ainsi que le corps entier des nouveaux-nés,
femmes enceintes ou personnes décédées de piqûres de cobra qui
n'ont pas à être incinérés.
Vanarasi
est aussi appelée « la ville des feux qui ne s'éteignent
pas » à cause de ces crémations continues depuis, paraît-il,
des siècles. C'est étonnant la façon dont on peut s'adapter
rapidement à cette autre culture de la mort. Je n'ai jamais croisé
autant de cadavres de ma vie qu'en ces deux jours ici. Ils sont
portés par les familles sur des brancards, enveloppés dans des
tissus dorés pour les vieillards, rouges pour les femmes ou blancs
pour les hommes, tissus dont les restes non calcinés brillent sur
les marches du ghât.
Entre
un brasier et un immense tas de bois, je contourne une vache qui
vient juste de vêler là, sur une marche. Ici, hommes et animaux,
naissance et mort, feu et eau, crasse et sacré se côtoient naturellement, synthèse parfaite de la Vie.
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