Nous
nous y enfonçons... de ce que nous voyons, difficile en vérité
d'appeler cela une jungle, puisqu'elle a été bien domestiquée,
visiblement, ces dernières années. Des arbres de plantation
alternent avec des rizières et quelques zones de brousse plus
sauvage. Les villages que nous croisons désormais sont faits tout en
bois, chaque maisonnette est entourée de barrières de bois derrière
lesquelles on entrevoit des saris en train de sécher ou des marmites
en train de fumer. Le centre Hemalkasa où nous arrivons est un
village de bâtiments en dur pour le coup. C'est une « dépendance »
d'Anandwan fondée par Baba Amte et son fils Prakash qui le dirige
encore. La légende dit qu'un jour où ils seraient venus en
pique-nique ici, Baba Amte aurait eu une vision en constatant l'état
de santé des gens de la forêt, les Adivasis. Le lieu est donc
aujourd'hui une sorte de dispensaire doublé d'une école et d'un
centre de récupération des animaux.
Nous
rencontrons Prakash qui nous présente sa famille (presque tous sont
médecins) et lui demandons de nous raconter un peu l'histoire du
lieu. Dans un premier temps, il se contente de nous montrer son livre
où tout est raconté. Alors nous y allons cash en lui demandant ses
relations avec les Naxalites. « It's a sensitive issue »,
« C'est un sujet sensible », nous répond-il. « Ici
ce sont eux qui contrôlent la région, donc je ne peux rien dire sur
eux. » OK, dont acte, ça donne le ton.
Les
Naxalites, c'est un mouvement né dans les années 60-70. A l'origine
des paysans brimés, en révolte pour leurs droits, mais aux
tendances maoïstes qui les ont vite fait tomber sous la dépendance
de la Chine (qui y a vu là une bonne façon de saper de l'intérieur
l'autorité de sa rivale indienne), puis carrément de mafias en tous
genres : trafics d'armes, de drogues, de femmes et même
d'organes... Rajagopal avait essayé de contacter les « historiques »
du mouvement pour leur faire reprendre leurs esprits, mais en vain...
et il a du même coup été catalogué dans le camp des traîtres par
l'état indien.
Le
dispensaire ici est un peu sommaire mais il y a par exemple un
cabinet dentaire, l'objet d'une donation d'un dentiste riche qui
vient exercer ici de temps à autre. La salle des patients à côté
n'est autre qu'une grande dalle de terre battue surmontée d'un grand
préau. Des gens viennent ici de loin et y restent avec leur famille
le temps qu'il faut pour le soin. Le principal problème ici, c'est
la malaria (paludisme) et notamment sa forme cérébrale. Mais les
gens viennent aussi pour des piqûres de serpent, des fractures, etc.
Prakash nous raconte la difficulté au début à faire accepter la
médecine allopathique (c'est-à-dire la médecine conventionnelle
occidentale basée sur le soin des symptômes cliniques) à un peuple
tribal qui pratiquait la sorcellerie, les sacrifices d'animaux, voire
– nous dit-il – d'humains. Mais l'état de dégradation de leur
santé était tel que quand ils ont soigné le premier cas
d'épilepsie et que les gens ont vu rentrer chez lui sur ses pieds un
homme jugé mourant quelques jours plus tôt, ils ont petit à petit
fait confiance au centre. Je dis tout de suite que nous ne sommes pas
tout à fait convaincus que ce récit un peu mythique du début
d'Hemelkasa, soit strictement conforme à la vérité, et surtout
cela fait un peu mal de voir comment ces gens sont devenus dépendants
de la médecine moderne dispensée de l'extérieur alors que, face à
ses limites, des médecines traditionnelles orientales sont en
re-naissance en Occident (médecines ayurvédique, homéopathique,
holistique...).
L'école
accueille quant à elle 600 enfants, dont 400 sont pris en charge par l’État, les autres sont parrainés individuellement. Ils vivent ici
en internat et ne voient leurs parents que tous les 2-3 mois. Le
décalage culturel est énorme entre la culture tribale de leurs
parents et celle dans laquelle ils sont moulés ici, dans leur petite
tenue scolaire so
british.
Hemalkasa
prétend également amener les tribaux à développer l'agriculture
plutôt que la chasse. Donc à se sédentariser et à apprendre de
nouvelles façons de travailler et même de vivre. D'où le
défrichement d'une partie de la forêt au bénéfice de rizières.
Prakash explique cette nécessité car selon lui ces peuples en
étaient arrivés à des problèmes de survie tels qu'ils en venaient
à tuer tout ce qui bougeait pour manger. Le centre a commencé par
leur échanger des singes (rappelons que pour les hindous les singes
sont sacrés) contre de la nourriture, puis d'autres animaux qu'il
prétendait recueillir pour les sauver en échange d'une reconversion
d'activité. Avaient-ils le choix ?
C'est
ainsi que des animaux de la jungle ont commencé à être recueillis
à Hemalkasa, selon Prakash pour les sauver, comme les orphelins.
Prakash a d'ailleurs entretenu avec eux depuis le début une relation
extrêmement particulière et impressionnante : panthère,
hyène, écureuils... ils les apprivoise tous (cf. en fin d'article).
L'histoire
ne dit pas pourquoi ces Adivasis, multicentenaires dans cette forêt,
se sont retrouvés dans de telles difficultés de survie :
déforestation intensive ? Safaris coloniaux ?
Déséquilibres environnementaux ? Dégénérescence de leur
tradition ? Corruption des Naxalites ?...
L'histoire
d'Hemalkasa pourrait ressembler à une opération de sauvetage d'un
peuple. Mais ce que nous y voyons, c'est surtout une culture
traditionnelle de chasseurs de la forêt qui est en train de se
perdre irrémédiablement. Les visages d'Hemelkasa n'ont pas la
gaieté des gens d'Anandwan, les personnes que nous croisons
répondent à peine à nos bonjours et le regard des enfants est
triste. Il y a un malaise ici. Au pire, Hemelkasa a été un
instrument de déculturation des Adivasis au profit d'un modèle de
développement importé, limite colonial. Dans un but sans doute
philanthropique, mais terriblement "ingérent" et paternaliste. Au
mieux, c'est un projet de développement qui a limité la casse d'un
peuple déjà menacé par la modernité, empêchant ainsi les
conséquences tant de fois rencontrées ailleurs d'exode rural,
de développement des bidonvilles, de déstructuration des familles
et de déchirement des communautés.
Prakash
nous dit qu'ils reçoivent aussi les gens qui viennent leur demander
de l'aide administrative et essayent de les conscientiser à leurs
droits. Espérons que cette dimension d'éducation populaire leur
permettra, à terme, de trouver un bon équilibre de vie entre leur
héritage et ce que leur propose l'Inde dite « moderne ».
Pour
finir pas trop tristement, petit panorama des animaux recueillis à Hemelkasa. Une
impression désagréable d'être au zoo à regarder des espèces en
voie de disparition pour la survie desquelles rien n'est fait. Mais
on ne résiste pas au charme de l'écureuil emblème de la région du
Maharashtra...
NB : Je rappelle que toutes mes photos (enfin une sélection quand même) sont visibles ici : https://picasaweb.google.com/Magali.rexistance/SelectionRexistanceEnInde
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