Nous
passons deux jours dans un endroit exceptionnel.
Un projet humaniste de grande inspiration, un projet humanitaire de
grande ambition et un projet social de grande ampleur. Non sans
ambiguïtés fortes, mais qui ne peut que forcer l'admiration de
toute façon.
Prenez un des pays les plus
inégalitaires au monde. Prenez sa population la plus démunie sur le
plan économique, éducatif et social. Prenez parmi cette population
les personnes souffrant, en plus, de handicaps. Et parmi ces
personnes, celles qui font l'objet en Inde (comme dans d'autres pays)
d'un rejet extrême depuis des temps immémoriaux. Eux, ce sont les
gens atteints de la lèpre. On dit communément « les
lépreux », même si c'est une appellation que j'éviterais*.
C'est eux que Baba Amte,
fondateur d'Anandwan, a voulu aider à sortir de la misère avec
comme slogan « Donnez-leur une chance. Pas la charité »,
et comme références Gandhi bien sûr, Almekbar, un intouchable
contemporain de Gandhi qui est devenu leader de sa communauté et a
fortement participé à la rédaction de la constitution indienne,
mais aussi Marx et Jésus ! Un jour qu'il croisait un malade de
la lèpre, sous la pluie battante de la mousson, fatigué, il a remis
à plus tard son projet de l'assister. Mais le lendemain celui-là
était déjà mort. S'en est suivi un engagement qui a donné lieu à
une réalité dont on a du mal à imaginer qu'elle ait tenu de
l'initiative charismatique d'un seul homme, il y a 50 ans. Il faut
dire que Baba Amte lui-même souffrait dans son corps, il a fini sa
vie presque paralysé. Mais quand même...
La lèpre, ça existe encore, ça ?
La lèpre est une maladie non
contagieuse, contrairement à ce qu'on croit encore, et pourtant elle
a souvent provoqué le bannissement des personnes atteintes par leurs
familles et leurs sociétés, rejetées comme « impures ».
A certaines périodes, cela s'est même apparenté à du génocide.
L'origine de cette maladie est encore assez mystérieuse, mais elle
serait due à une bactérie, combinée à des conditions sanitaires
précaires, qui atteint les nerfs de sorte à ôter toute sensibilité
des membres touchés. La personne atteinte devient donc vulnérable
aux morsures de rats par exemple, qu'elle ne sent pas, et aux
infections qui, quand elles ne sont pas soignées à temps, peuvent
aboutir à la perte du membre concerné, souvent les extrémités des
bras et des jambes. Aujourd'hui, la lèpre se stoppe en 15 jours avec
un traitement peu coûteux, mais le problème est que les personnes
atteintes tardent souvent à la signaler par peur de l'exclusion, la
laissant s'aggraver. Anandwan a recueilli ainsi un millier de
personnes que la lèpre a abîmées.
Une micro-société
Anandwan
veut dire « la forêt de la joie ». Et c'est vrai qu'on
la ressent, cette joie, en parcourant les rues de ce centre. En fait
de centre... plutôt un village. En fait de village, il s'agit
carrément d'un regroupement de villages. En tout 3 000 personnes
vivent ici. A partir d'un terrain donné par la mairie, de quelques
roupies et d'une « vache boiteuse », Baba Amte a fondé
ici, ex
nihilo,
une communauté en aménageant tout un espace, en travaillant la
terre (dont du boisement, ce qui a donné nom au lieu) et en offrant
un vrai cadre de vie pour les « lépreux ». C'est ainsi
qu'il a développé petit à petit une micro-société en somme, à
partir d'une multitude d'activités complémentaires. Tout a commencé
avec la santé, puisqu'il s'agissait initialement de soigner la lèpre
et de sauver tout simplement des vies. Il y a désormais plusieurs
hôpitaux spécialisés, où viennent pratiquer de grands médecins
de temps à autres, notamment des chirurgiens à la pointe.
Mais la
vision de Baba Amte est allée tout de suite beaucoup plus loin car
pour lui il fallait permettre à ces gens de retrouver leur dignité,
par le travail et la valorisation de leurs savoir faire. Il a donc
développé dans « la forêt de la joie » un microcosme
de la société autour de nombreuses activités. Artisanales d'une
part : tissage, tricot, imprimerie, fabrication de sacs, de tapis, de
meubles et de fours solaires, de tricycles, recyclages multiples...
Activités agricoles d'autre part : élevage de vaches et de
buffles, recueil d'animaux orphelins ou perdus, cultures en tous
genres. Activités de service également : boutique,
échoppe-bar, banque, restauration, crèche. Activités artistiques
aussi avec une troupe de spectacle de qualité (qui tourne dans toute
l'Inde) et la confection d'objets artisanaux créatifs (cartes,
décoration...). Et bien sûr des écoles, spécialisées pour les
personnes non ou mal-voyantes ou celles qui n'entendent pas. Car le
centre a accueilli rapidement des personnes de toute la région
atteintes d'autres types de handicap que la lèpre, notamment de
cécité, venues profiter des services gratuits d'Anandwan. En effet,
non loin de là dans la ville de Chandrapur, des gens travaillent
sous terre dans les mines de charbon, et y vivent presque puisqu'ils
ne remontent pas tous les jours. Est-ce le manque de lumière ou la
poussière qui leur fait perdre la vue, en tout cas même des enfants
y naissent aveugles. A Anandwan, ils apprennent le braille et à
développer d'autres capacités. « Eux aussi sont bénis des
dieux », me dit un des professeurs (certains professeurs sont
eux-mêmes aveugles).
« The confidence must rest in your wrist »
C'est
le slogan de la communauté, qu'on nous traduit de plusieurs façons :
« la confiance doit tenir entre tes mains » (l'idée que
le travail donne la liberté), « la confiance doit tenir dans
ton poing » (l'idée de lutte pour l'autonomie de la
communauté), ou « la confiance doit se tenir comme les 5
doigts de la main » (l'idée de solidarité entre les membres
de la communauté). Autre slogan utilisé ici (parmi encore beaucoup
d'autres de diverses connotations) : « le bonheur se meurt
s'il n'est partagé ». Et en effet, ici nulle course à la
productivité, chacun travaille selon ses capacités et ses envies,
et à son rythme. C'est une règle de bien-être qui se ressent
facilement en déambulant d'un village à l'autre : le tempo de
travail est calme et les visages accueillants et souriants. On ne
ressent pas de pression à la production et les gens sont visiblement
heureux de nous montrer leur travail, peu importe s'ils le font d'une
main ou de deux. Les personnes les plus âgées balaient la cour ou
entretiennent des espaces verts, accroupies dans l'herbe. Le cadre de
vie est ainsi soigné et même souvent coquet. Nous visitons aussi
une sorte de maison de retraites où 450 petits vieux, si on pouvait
communiquer autrement qu'à coups de « Namaste », les
mains jointes, nous feraient la conversation pendant des heures. Les
femmes sourdes et muettes n'ont, quant à elles, nul mal à entrer en
communication avec nous, les ateliers qu'elles animent sont les plus
vivants, par exemple pour une démonstration de tricot avec Anne (qui
a apporté le sien). Pour sûr, avec nous, leur handicap est un vrai
atout !
Mais
même si Anandwan est un espace protégé pour des gens rejetés par
la société, il a su éviter aussi le risque du ghetto de
handicapés. C'est un espace ouvert vers l'extérieur tant par les
productions qu'ils y vendent (même s'il a fallu du temps pour
convaincre les gens d'acheter des produits de lépreux) que par
l'accueil des enfants et adolescents de la région qui viennent y
faire leurs études, souvent en internat.
Idéal communautaire ou féodal ?
Le
fonctionnement d'Anandwan est communautaire dans le sens où les
personnes qui vivent là bénéficient gratuitement des services
communs (notamment bien sûr les soins de santé), de la
restauration, des maisonnettes construites à leur intention. Ceux
qui travaillent touchent en plus de l'« argent de poche »
avec lequel ils peuvent acheter des petits plus, comme une
télévision, un vélo... Seuls l'alcool et le tabac sont interdits
sur place. Le lieu de rassemblement est un grand préau où se
célèbrent les mariages et les fêtes religieuses. Cependant le
super-village d'Anandwan lui-même est un lieu très laïque. On nous
explique qu'il y a ici des gens de toutes les religions et que c'est
donc un choix de ne pas avoir construit de lieu de culte spécifique,
laissant la pratique religieuse au creux des foyers. Il faut dire
aussi que Baba Amte lui-même, hindou de naissance, était très
proche du christianisme, à tel point que sa femme et lui se sont
fait enterrer au lieu d'être incinérés comme le veut la tradition
hindoue.
Le
personnel qui gère le centre et encadre les différentes activités
est « bénévole », c'est-à-dire qu'il vit sous le même
régime de la communauté (comme la famille de Baba Amte), ou bien il
est directement payé par l'Etat pour ce qui est des professionnels
de la santé, des enseignants et travailleurs sociaux. On nous dit
que le Conseil d'administration d'Anandwan est composé d'une
majorité de « lépreux ». Ceci dit, on a peu
d'informations sur la gouvernance de l'établissement et il est clair
que le fonctionnement général est hiérarchique, et même assez
paternaliste (ce sont d'ailleurs les fils de Baba Amte qui ont repris
la direction et les petits-enfants suivent). Pour exemple, je pose la
question de la gestion des conflits au sein de la communauté (il est
évident que la justice indienne n'arrive pas jusqu'ici). La première
réponse est de nous dire que ces conflits sont en général légers
et se gèrent par la médiation des responsables bénévoles. On nous
explique que les gens ont conscience d'être à Anandwan dans un lieu
de paix et de dignité inédit par rapport à l'exclusion dont font
l'objet les lépreux à l'extérieur, et que leur souffrance partagée
les rend naturellement plus solidaires entre eux. Je veux bien le
croire, dans une certaine mesure. Ce sont, au final, les responsables
des différents pôles d'activités qui arbitrent en cas de problème.
Ici
des mariages se font, y compris entre personnes de handicaps
différents, et des enfants en pleine forme naissent et grandissent
à Anandwan. Certains prendront peut-être des responsabilité ici,
d'autres partiront faire de grandes études ailleurs...
Pentes glissantes
Le travail fourni à Anandwan
est l'équivalent d'un C.A.T. en France, il ne peut et ne doit être
rentable. Donc de quoi vit la communauté ? Nous n'avons que des
réponses partielles. Une partie du personnel est rémunérée par l’État, certes. Certaines ressources viennent des ventes de leurs
productions par ailleurs. Mais on est très très loin de
l'autosuffisance et on devine vite que tout cela tient beaucoup
grâce à l'argent de plusieurs fondations et ONG indiennes et
étrangères. Un peu partout des panneaux indiquent que tel ou tel
bâtiment a été financé par telle ou telle organisation
bienfaitrice en Suisse, Norvège, Hong Kong... Le Rotary et le Lion's
Club sont de la partie évidemment... autant de sponsors qui tiennent
sans doute Anandwan sous perfusion étrangère, selon un système
qui, on le sait, est loin d'être seulement altruiste : les
donateurs se font défiscaliser de leurs dons, ils bénéficient
d'une valorisation de leur image, ils se rachètent pour certains la
bonne conscience qu'ils ne peuvent pas avoir dans leur business. Et
puis ils demandent à ce que l'argent soit ciblé sur certains
projets selon leurs propres critères (en général pour des projets
qui se voient, comme la construction d'infrastructures, si possible
pour les enfants). Certains apportent avec leur argent une soi-disant
expertise en développement en poussant l'application d'un modèle
occidental que l'on sait peu viable, ou en expérimentant tel ou tel
nouveau système innovant, et on verra bien si ça fait de la casse.
Bref, je caricature peut-être un peu, mais sans vouloir mettre tout
à fait tout le monde dans le même panier, nous pouvons constater en
parcourant Anandwan que certains de ces dérapages sont sans doute en
cours.
Anne, par exemple, notre
spécialiste en agriculture, repère tout de suite que les vaches,
très nombreuses et élevées dans de belles étables, sont cependant
trop grasses pour être nourries sainement. Ici aussi elles sont
gavées au maïs, ce qui n'est pas naturel pour un herbivore. Elle
repère aussi l'utilisation de pesticides Sygenta qui, renseignements
pris, est un des sponsors d'Anandwan. La philosophie gandhienne est
rendue loin, le schéma productiviste semble vouloir emboîter le
pas, même s'il n'a pas l'air d'impacter sur les conditions de
travail des gens. Ce n'est pas qu'une question d'influence des
bailleurs multinationaux, mais aussi tout simplement de formation des
dirigeants du centre, pour laquelle l'Inde n'a rien à envier à
l'Europe on dirait. De même, on nous parle de la construction d'une
grande cuisine centrale qui remplacera les cuisines réparties dans
les différents « quartiers » d'Anandwan. Cette
centralisation n'a pas l'air d'être la meilleure idée qui soit sur
le plan de la qualité de travail et de vie... enfin, nous, ce qu'on
en dit...
Autre symptôme, le centre a
développé un vrai pôle d'accueil des groupes internationaux comme
nous qui viennent visiter le centre. Des groupes de ces fondations et
ONG étrangères qui viennent entre autres constater le fruit de
leurs investissements. Cet accueil est du coup hyper standardisé,
avec petit film de promo à l'appui, une petite tournée type dans
les différents ateliers, au pas de course, et un centre
d'hébergement taillé sur mesure pour notre confort. Ils nous
proposent toujours de prendre des photos et nous avons un peu de mal
à trouver une occasion pour questionner un responsable sur des
éléments du fonctionnement d'Anandwan moins concrets que les
infrastructures ou les techniques employées dans les différents
ateliers.
Croire pour voir et non voir pour croire
Ce qui en ressort, de nos
regards d'Occidentaux, c'est un sentiment d'admiration sur la
capacité à gérer relativement harmonieusement autant de personnes
et à remettre des gens debout par la valorisation personnelle et un
esprit de solidarité. Mais aussi une grande consternation concernant
un système finalement privé (mis à part le terrain et le personnel
qualifié alloués) qui se substitue au rôle, chez nous, des
pouvoirs publics pour organiser la société et fournir des services
aux gens. Un système même limite « féodal » dans le
rapport qu'il peut y avoir entre une population initialement très
misérable, même si tout est fait pour éduquer les nouvelles
générations, et une élite seigneuriale (Baba Amte était de la
haute caste des brahmanes) se posant comme protectrice contre la
barbarie de l'extérieur. Encore une fois, difficile de juger
définitivement, car l'environnement indien, on le voit, peut dans
bien des cas décourager les personnes bienveillantes de s'appuyer
sur les structures publiques pour améliorer le sort des gens les
plus pauvres. Contentons-nous pour l'instant de savourer les sourires
des gens...
*NB : Dire « lépreux »
me dérange car les personnes qui ont été atteintes de la lèpre,
une fois guéries, ne l'ont plus, même si elles conservent le
handicap de leurs amputations et celui de la stigmatisation qui en
découle comme si elles étaient encore malades
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