jeudi 11 octobre 2012

Anandwan remet les gens debout

Nous passons deux jours dans un endroit exceptionnel. Un projet humaniste de grande inspiration, un projet humanitaire de grande ambition et un projet social de grande ampleur. Non sans ambiguïtés fortes, mais qui ne peut que forcer l'admiration de toute façon.
Prenez un des pays les plus inégalitaires au monde. Prenez sa population la plus démunie sur le plan économique, éducatif et social. Prenez parmi cette population les personnes souffrant, en plus, de handicaps. Et parmi ces personnes, celles qui font l'objet en Inde (comme dans d'autres pays) d'un rejet extrême depuis des temps immémoriaux. Eux, ce sont les gens atteints de la lèpre. On dit communément « les lépreux », même si c'est une appellation que j'éviterais*.
C'est eux que Baba Amte, fondateur d'Anandwan, a voulu aider à sortir de la misère avec comme slogan « Donnez-leur une chance. Pas la charité », et comme références Gandhi bien sûr, Almekbar, un intouchable contemporain de Gandhi qui est devenu leader de sa communauté et a fortement participé à la rédaction de la constitution indienne, mais aussi Marx et Jésus ! Un jour qu'il croisait un malade de la lèpre, sous la pluie battante de la mousson, fatigué, il a remis à plus tard son projet de l'assister. Mais le lendemain celui-là était déjà mort. S'en est suivi un engagement qui a donné lieu à une réalité dont on a du mal à imaginer qu'elle ait tenu de l'initiative charismatique d'un seul homme, il y a 50 ans. Il faut dire que Baba Amte lui-même souffrait dans son corps, il a fini sa vie presque paralysé. Mais quand même...

La lèpre, ça existe encore, ça ?

La lèpre est une maladie non contagieuse, contrairement à ce qu'on croit encore, et pourtant elle a souvent provoqué le bannissement des personnes atteintes par leurs familles et leurs sociétés, rejetées comme « impures ». A certaines périodes, cela s'est même apparenté à du génocide. L'origine de cette maladie est encore assez mystérieuse, mais elle serait due à une bactérie, combinée à des conditions sanitaires précaires, qui atteint les nerfs de sorte à ôter toute sensibilité des membres touchés. La personne atteinte devient donc vulnérable aux morsures de rats par exemple, qu'elle ne sent pas, et aux infections qui, quand elles ne sont pas soignées à temps, peuvent aboutir à la perte du membre concerné, souvent les extrémités des bras et des jambes. Aujourd'hui, la lèpre se stoppe en 15 jours avec un traitement peu coûteux, mais le problème est que les personnes atteintes tardent souvent à la signaler par peur de l'exclusion, la laissant s'aggraver. Anandwan a recueilli ainsi un millier de personnes que la lèpre a abîmées. 

Une micro-société

Anandwan veut dire « la forêt de la joie ». Et c'est vrai qu'on la ressent, cette joie, en parcourant les rues de ce centre. En fait de centre... plutôt un village. En fait de village, il s'agit carrément d'un regroupement de villages. En tout 3 000 personnes vivent ici. A partir d'un terrain donné par la mairie, de quelques roupies et d'une « vache boiteuse », Baba Amte a fondé ici, ex nihilo, une communauté en aménageant tout un espace, en travaillant la terre (dont du boisement, ce qui a donné nom au lieu) et en offrant un vrai cadre de vie pour les « lépreux ». C'est ainsi qu'il a développé petit à petit une micro-société en somme, à partir d'une multitude d'activités complémentaires. Tout a commencé avec la santé, puisqu'il s'agissait initialement de soigner la lèpre et de sauver tout simplement des vies. Il y a désormais plusieurs hôpitaux spécialisés, où viennent pratiquer de grands médecins de temps à autres, notamment des chirurgiens à la pointe. 
Mais la vision de Baba Amte est allée tout de suite beaucoup plus loin car pour lui il fallait permettre à ces gens de retrouver leur dignité, par le travail et la valorisation de leurs savoir faire. Il a donc développé dans « la forêt de la joie » un microcosme de la société autour de nombreuses activités. Artisanales d'une part : tissage, tricot, imprimerie, fabrication de sacs, de tapis, de meubles et de fours solaires, de tricycles, recyclages multiples... Activités agricoles d'autre part : élevage de vaches et de buffles, recueil d'animaux orphelins ou perdus, cultures en tous genres. Activités de service également : boutique, échoppe-bar, banque, restauration, crèche. Activités artistiques aussi avec une troupe de spectacle de qualité (qui tourne dans toute l'Inde) et la confection d'objets artisanaux créatifs (cartes, décoration...). Et bien sûr des écoles, spécialisées pour les personnes non ou mal-voyantes ou celles qui n'entendent pas. Car le centre a accueilli rapidement des personnes de toute la région atteintes d'autres types de handicap que la lèpre, notamment de cécité, venues profiter des services gratuits d'Anandwan. En effet, non loin de là dans la ville de Chandrapur, des gens travaillent sous terre dans les mines de charbon, et y vivent presque puisqu'ils ne remontent pas tous les jours. Est-ce le manque de lumière ou la poussière qui leur fait perdre la vue, en tout cas même des enfants y naissent aveugles. A Anandwan, ils apprennent le braille et à développer d'autres capacités. « Eux aussi sont bénis des dieux », me dit un des professeurs (certains professeurs sont eux-mêmes aveugles).

« The confidence must rest in your wrist »

 

C'est le slogan de la communauté, qu'on nous traduit de plusieurs façons : « la confiance doit tenir entre tes mains » (l'idée que le travail donne la liberté), « la confiance doit tenir dans ton poing » (l'idée de lutte pour l'autonomie de la communauté), ou « la confiance doit se tenir comme les 5 doigts de la main » (l'idée de solidarité entre les membres de la communauté). Autre slogan utilisé ici (parmi encore beaucoup d'autres de diverses connotations) : « le bonheur se meurt s'il n'est partagé ». Et en effet, ici nulle course à la productivité, chacun travaille selon ses capacités et ses envies, et à son rythme. C'est une règle de bien-être qui se ressent facilement en déambulant d'un village à l'autre : le tempo de travail est calme et les visages accueillants et souriants. On ne ressent pas de pression à la production et les gens sont visiblement heureux de nous montrer leur travail, peu importe s'ils le font d'une main ou de deux. Les personnes les plus âgées balaient la cour ou entretiennent des espaces verts, accroupies dans l'herbe. Le cadre de vie est ainsi soigné et même souvent coquet. Nous visitons aussi une sorte de maison de retraites où 450 petits vieux, si on pouvait communiquer autrement qu'à coups de « Namaste », les mains jointes, nous feraient la conversation pendant des heures. Les femmes sourdes et muettes n'ont, quant à elles, nul mal à entrer en communication avec nous, les ateliers qu'elles animent sont les plus vivants, par exemple pour une démonstration de tricot avec Anne (qui a apporté le sien). Pour sûr, avec nous, leur handicap est un vrai atout !
Mais même si Anandwan est un espace protégé pour des gens rejetés par la société, il a su éviter aussi le risque du ghetto de handicapés. C'est un espace ouvert vers l'extérieur tant par les productions qu'ils y vendent (même s'il a fallu du temps pour convaincre les gens d'acheter des produits de lépreux) que par l'accueil des enfants et adolescents de la région qui viennent y faire leurs études, souvent en internat. 

Idéal communautaire ou féodal ?

Le fonctionnement d'Anandwan est communautaire dans le sens où les personnes qui vivent là bénéficient gratuitement des services communs (notamment bien sûr les soins de santé), de la restauration, des maisonnettes construites à leur intention. Ceux qui travaillent touchent en plus de l'« argent de poche » avec lequel ils peuvent acheter des petits plus, comme une télévision, un vélo... Seuls l'alcool et le tabac sont interdits sur place. Le lieu de rassemblement est un grand préau où se célèbrent les mariages et les fêtes religieuses. Cependant le super-village d'Anandwan lui-même est un lieu très laïque. On nous explique qu'il y a ici des gens de toutes les religions et que c'est donc un choix de ne pas avoir construit de lieu de culte spécifique, laissant la pratique religieuse au creux des foyers. Il faut dire aussi que Baba Amte lui-même, hindou de naissance, était très proche du christianisme, à tel point que sa femme et lui se sont fait enterrer au lieu d'être incinérés comme le veut la tradition hindoue.
Le personnel qui gère le centre et encadre les différentes activités est « bénévole », c'est-à-dire qu'il vit sous le même régime de la communauté (comme la famille de Baba Amte), ou bien il est directement payé par l'Etat pour ce qui est des professionnels de la santé, des enseignants et travailleurs sociaux. On nous dit que le Conseil d'administration d'Anandwan est composé d'une majorité de « lépreux ». Ceci dit, on a peu d'informations sur la gouvernance de l'établissement et il est clair que le fonctionnement général est hiérarchique, et même assez paternaliste (ce sont d'ailleurs les fils de Baba Amte qui ont repris la direction et les petits-enfants suivent). Pour exemple, je pose la question de la gestion des conflits au sein de la communauté (il est évident que la justice indienne n'arrive pas jusqu'ici). La première réponse est de nous dire que ces conflits sont en général légers et se gèrent par la médiation des responsables bénévoles. On nous explique que les gens ont conscience d'être à Anandwan dans un lieu de paix et de dignité inédit par rapport à l'exclusion dont font l'objet les lépreux à l'extérieur, et que leur souffrance partagée les rend naturellement plus solidaires entre eux. Je veux bien le croire, dans une certaine mesure. Ce sont, au final, les responsables des différents pôles d'activités qui arbitrent en cas de problème.
Ici des mariages se font, y compris entre personnes de handicaps différents, et des enfants en pleine forme naissent et grandissent à Anandwan. Certains prendront peut-être des responsabilité ici, d'autres partiront faire de grandes études ailleurs...

Pentes glissantes

Le travail fourni à Anandwan est l'équivalent d'un C.A.T. en France, il ne peut et ne doit être rentable. Donc de quoi vit la communauté ? Nous n'avons que des réponses partielles. Une partie du personnel est rémunérée par l’État, certes. Certaines ressources viennent des ventes de leurs productions par ailleurs. Mais on est très très loin de l'autosuffisance et on devine vite que tout cela tient beaucoup grâce à l'argent de plusieurs fondations et ONG indiennes et étrangères. Un peu partout des panneaux indiquent que tel ou tel bâtiment a été financé par telle ou telle organisation bienfaitrice en Suisse, Norvège, Hong Kong... Le Rotary et le Lion's Club sont de la partie évidemment... autant de sponsors qui tiennent sans doute Anandwan sous perfusion étrangère, selon un système qui, on le sait, est loin d'être seulement altruiste : les donateurs se font défiscaliser de leurs dons, ils bénéficient d'une valorisation de leur image, ils se rachètent pour certains la bonne conscience qu'ils ne peuvent pas avoir dans leur business. Et puis ils demandent à ce que l'argent soit ciblé sur certains projets selon leurs propres critères (en général pour des projets qui se voient, comme la construction d'infrastructures, si possible pour les enfants). Certains apportent avec leur argent une soi-disant expertise en développement en poussant l'application d'un modèle occidental que l'on sait peu viable, ou en expérimentant tel ou tel nouveau système innovant, et on verra bien si ça fait de la casse. Bref, je caricature peut-être un peu, mais sans vouloir mettre tout à fait tout le monde dans le même panier, nous pouvons constater en parcourant Anandwan que certains de ces dérapages sont sans doute en cours.
Anne, par exemple, notre spécialiste en agriculture, repère tout de suite que les vaches, très nombreuses et élevées dans de belles étables, sont cependant trop grasses pour être nourries sainement. Ici aussi elles sont gavées au maïs, ce qui n'est pas naturel pour un herbivore. Elle repère aussi l'utilisation de pesticides Sygenta qui, renseignements pris, est un des sponsors d'Anandwan. La philosophie gandhienne est rendue loin, le schéma productiviste semble vouloir emboîter le pas, même s'il n'a pas l'air d'impacter sur les conditions de travail des gens. Ce n'est pas qu'une question d'influence des bailleurs multinationaux, mais aussi tout simplement de formation des dirigeants du centre, pour laquelle l'Inde n'a rien à envier à l'Europe on dirait. De même, on nous parle de la construction d'une grande cuisine centrale qui remplacera les cuisines réparties dans les différents « quartiers » d'Anandwan. Cette centralisation n'a pas l'air d'être la meilleure idée qui soit sur le plan de la qualité de travail et de vie... enfin, nous, ce qu'on en dit...
Autre symptôme, le centre a développé un vrai pôle d'accueil des groupes internationaux comme nous qui viennent visiter le centre. Des groupes de ces fondations et ONG étrangères qui viennent entre autres constater le fruit de leurs investissements. Cet accueil est du coup hyper standardisé, avec petit film de promo à l'appui, une petite tournée type dans les différents ateliers, au pas de course, et un centre d'hébergement taillé sur mesure pour notre confort. Ils nous proposent toujours de prendre des photos et nous avons un peu de mal à trouver une occasion pour questionner un responsable sur des éléments du fonctionnement d'Anandwan moins concrets que les infrastructures ou les techniques employées dans les différents ateliers.

Croire pour voir et non voir pour croire

Ce qui en ressort, de nos regards d'Occidentaux, c'est un sentiment d'admiration sur la capacité à gérer relativement harmonieusement autant de personnes et à remettre des gens debout par la valorisation personnelle et un esprit de solidarité. Mais aussi une grande consternation concernant un système finalement privé (mis à part le terrain et le personnel qualifié alloués) qui se substitue au rôle, chez nous, des pouvoirs publics pour organiser la société et fournir des services aux gens. Un système même limite « féodal » dans le rapport qu'il peut y avoir entre une population initialement très misérable, même si tout est fait pour éduquer les nouvelles générations, et une élite seigneuriale (Baba Amte était de la haute caste des brahmanes) se posant comme protectrice contre la barbarie de l'extérieur. Encore une fois, difficile de juger définitivement, car l'environnement indien, on le voit, peut dans bien des cas décourager les personnes bienveillantes de s'appuyer sur les structures publiques pour améliorer le sort des gens les plus pauvres. Contentons-nous pour l'instant de savourer les sourires des gens...
*NB : Dire « lépreux » me dérange car les personnes qui ont été atteintes de la lèpre, une fois guéries, ne l'ont plus, même si elles conservent le handicap de leurs amputations et celui de la stigmatisation qui en découle comme si elles étaient encore malades

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