jeudi 4 octobre 2012

Jan Satyagraha : les paysans debout en route pour leurs droits

Il faut forcément un long article et des photos pour restituer l'ambiance des deux premiers jours de la Marche, peut-être la plus longue marche de revendication jamais organisée dans le monde.

Le cortège prend plusieurs heures pour quitter Gwalior vers le Nord, direction Delhi, les camions de logistique et citernes d'eau en tête. Au premier rang avancent les représentants d'Ekta Parishad, puis les groupes des différentes régions, marcheurs et marcheuses alignés en trois colonnes, drapeaux à la main et sacs sur la tête. Des enfants aussi, certains tout petits. Le ton est déterminé et discipliné, ponctué de slogans sur le droit à la terre, ou à l'eau par exemple, de musique et de chants répétés les jours précédents.

Des policiers de l’État encadrent le cortège et sont dispersés tout le long du parcours, squattant les gargotes et tout lieu où on peut s'asseoir à l'ombre. L'ambiance bon enfant est aussi due au bon accueil qu'en a fait l’État de Madya Pradesh qui se veut protecteur. Certainement par calcul politique puisque le parti conservateur hindou au pouvoir dans cet État est dans l'opposition au niveau fédéral et que les élections approchent : mine de rien, ces dizaines de milliers de paysans sont des réserves de voix non négligeables.


Qui sont les marcheurs ?


La majorité des participants de la Marche sont eux-mêmes des "sans terre", victimes de ne pas avoir de titres de propriété des terrains qu'ils cultivent depuis des générations (l'Inde a nationalisé toutes les terres à l'indépendance et n'en a redistribué qu'une partie à des propriétaires privés, selon un processus administratif inaccessible aux pauvres et aux gens sans instruction). Ils ont vécu ou sont menacés de vivre l'expulsion de leurs lopins de terre, manu militari par l'armée indienne ou des milices au service de compagnies privées. Tout cela sous couvert de pseudo projets de développement qui développent en fait surtout leur misère en leur confisquant leur gagne-pain. Ou bien leur terrain a été dévasté par une inondation ou une pollution massive suite à un projet industriel proche : barrage, usine... Ces paysans font donc partie des classes sociales les plus pauvres de la société indienne : dalits ("intouchables"), adivasis (peuples des forêts) et autres populations dites "tribales". Sont présents aussi dans la marche 500 leaders locaux d'Ekta Parishad et personnes engagées plus de la classe moyenne.

Difficile de dénombrer les marcheurs, mais il faut compter presque cinq heures pour voir défiler l'ensemble du cortège. Les organisateurs estiment entre 30 et 40 000 personnes, les journaux parlent de 50 000. L'étape du mercredi fait 22 km. Nous traversons la campagne, ponctuée çà et là d'édifices institutionnels hérités de la période coloniale ou contemporains, qui paraissent largement sous-exploités. Nous traversons aussi quelques villages où les gens accueillent la Marche avec des colliers et des jets de pétales de fleurs jaunes et orange.
On échange quelques mots par ci par là avec les paysans, sommairement en anglais ou encore plus sommairement en hindi. En sourires dans tous les cas. Le contact est toujours sympathique, et même, avec le temps, connivent. On fait des batailles d'appareil photo avec certains, et certaines femmes esquissent quelques pas de danse chaloupée devant nous. Il fait très chaud, les points de ravitaillement en eau ont du succès.

A la fin de l'étape, chaque groupe rejoint son camion de ravitaillement et s'installe autour ; le repas du jour est déjà prêt, des nans (galettes) par centaines sur des nappes, des marmites de riz et de pommes de terre d'un mètre de diamètre. Les paysans dormiront sur cette route à même le sol. On m'explique que certains des paysans se sont mobilisés pour participer à cette marche, outre pour la défense de leurs droits, aussi pour le repas quotidien qu'ils sont sûrs d'avoir ici. Quant à nous, la loi nous interdit de dormir sur la route avec eux, nous rentrons à l'hôtel en stop, en bus ou en rickshaws.

Les objectifs de la Marche


Depuis "la Marche du sel" de Gandhi en 1930, des marches paysannes sont organisées régulièrement dans le pays, plus ou moins spontanées face à des situations locales de dépossession de terres, de privation des ressources naturelles, de pollution... Ekta Parishad est une plateforme d'organisations de la société civile indienne qui mène des actions fédératrices en complément des activités de chacun de ses membres. Les marches qu'il organise ont un objectif fort partagé de plaidoyer politique au niveau fédéral. En 2007, une première marche organisée par Ekta Parishad, Janadesh, avait abouti sur une loi de protection des Adivasis, peuples autochtones de la forêt, et sur la constitution d'un comité de réforme du droit foncier pour la redistribution des terres. Mais la loi n'avait pas été appliquée et le comité ne s'est pas réuni pendant 4 ans. D'où Jan Satyagraha pour demander une feuille de route concrète pour l'application de ces réformes et garantir enfin à tous la possibilité de continuer à vivre chez eux et d'utiliser les ressources naturelles de l'eau, du bois et du sol pour leur économie vivrière.
Depuis plus d'un an, Rajagopal et son équipe ont tourné dans toute l'Inde lors d'une "yatra", pour mobiliser et former des représentants paysans à cet enjeu. La stratégie d'Ekta Parishad reste donc double : la pression par la Marche et le lobby via les négociations. Ekta Parishad compte notamment sur l'appui de députés locaux sympathisants au Parlement fédéral. Justement, un ancien député fédéral du parti au pouvoir rejoint la marche, Rajagopal donne plusieurs interviews à des médias indiens, nombreux, mais aussi à la BBC par exemple.

Discussion avec un policier en fin de service : nous lui demandons ce qu'il pense de la Marche. Il répond naturellement que les paysans ont raison de revendiquer leurs droits car le gouvernement ne se préoccupe pas du peuple. Un débat se crée dans le petit groupe d'hommes agglutinés autour de nous pour savoir si, au final, le gouvernement cèdera aux marcheurs. Rencontres sur la route. Contrairement à mardi, la journée de mercredi compte seulement une quinzaine de km. Le long de la route, les écoliers des villages traversés saluent les marcheurs qui leur répondent. On assiste à plusieurs scènes de danses plus ou moins improvisées que les organisateurs essayent d'écourter pour éviter les embouteillages. Sur la route, je visite mon premier temple hindou, c'est assez déconcertant. Les gardiens du temple se font prendre en photo avec beaucoup de plaisir, comme beaucoup de marcheurs qui nous le demandent.

Un enseignant nous emmène dans son école de 300 élèves où nous sommes accueillis aussi officiellement que rapidement, puis nous rencontrons les enfants qui nous chantent quelques chansons. On leur offre "vent frais, vent du matin" en canon en retour et ils rient beaucoup en écoutant Jérôme chanter "la peinture à l"huile" de Boby Lapointe. Je leur fabrique fissa un oiseau en papier en guise de cadeau : le petit gamin à qui je le remets est tout fier !
De la colline, on voit la marche s'étendre littéralement à perte de vue, c'est vraiment impressionnant.

Le vrai sens de la marche


Louis Campana, le président de Gandhi international, m'en dit plus sur l'esprit de la Marche. Ce type de manifestation non violente n'est pas seulement un moyen de pression par le nombre, c'est une façon de mettre des populations opprimées debout. Il faut prendre la mesure de la vulnérabilité de ces gens analphabètes et soumis aux discriminations sociales et aux rouleaux compresseurs des projets du gouvernement fédéral, des états ou des multinationales.
C'est dans ce sens qu'un des leaders d'Ekta Parishad nous explique qu'"ils ne peuvent pas perdre", dans le sens où, quel que soit l'aboutissement politique de cette Marche, cela reste un événement marquant pour ces gens qui peuvent exprimer leur condition et leurs revendications, sentir qu'ils sont nombreux et soudés. Bref, c'est aussi une opération d'éducation et de formation citoyenne et politique qui ne peut que les aider à s'émanciper de leur condition, traditionnellement acceptée comme leur "karma". Ce sera toujours une étape de plus pour que l'Inde avance vers plus de démocratie effective dans la dignité de tous.

Voir toutes les photos

5 commentaires:

  1. merci pour ces infos très appréciées des marcheurs "Le-Croisic/Paris" ; ce soir samedi on est au Mans et on va diffuser des extraits de ton blog sur grand écran ;-)

    RépondreSupprimer
  2. Super ce blog Magali. Je l'ai mis en lien sur (http://leblog.jan-ouest-2012.fr/). Bonne marche et bonne rédaction. Eric

    RépondreSupprimer
  3. J'ai pris connaissance de ton blog hier soir au Mans. Merci de ton témoignage, bonne marche et bonne suite du blog. Namasté

    RépondreSupprimer
  4. à Chambéry je fais suivre le blog au collectif contre la pauvreté et à l'équipe qui a organisé la grande tablée, on continue la chaine de tam-tam pour faire parler de la marche

    RépondreSupprimer
  5. sauvetre jessica9 octobre 2012 à 12:34

    Bonjour Mag,
    je lis avec beaucoup d'intérêt tes lignes, et particulièrement celles-ci où tu expliques le sens de la marche, et la dignité pour ces hommes et femmes de se "mettre debout", en action, pour revendiquer leurs droits. Vraiment très inspirant pour nous, bon courage; je t'embrasse bien fort, Jessica

    RépondreSupprimer